EXTRAIT N° 1
De nos jours, début novembre
Rien n’indique à un éventuel observateur que, quelques minutes plus tôt, ce jeune homme, Léto, qui court à présent plus vite que le tenant du dernier record mondial du 100 mètres, se trouvait à une paisible fête d’anniversaire entouré d’amis réconfortants, aux joues rouges et habillés pour la circonstance, comme lui, « sur leur trente-et-un ». Il est accompagné, dans cette course pour sa vie, d’une centenaire dont le compteur dépasse d’une unité la centaine. C’est précisément de son anniversaire qu’il est question.
Madame Rosenstrauch est assise plus ou moins droite dans son fauteuil sur roues que le sprinteur pousse devant lui. Les soubresauts de la fuite effrénée rendent le siège inconfortable aux fessiers inexistants de sa passagère. Pour ne pas être éjectée dans la neige, ses mains décharnées aux veines bleues sinueuses agrippent les accoudoirs. Elle compte bien en effet ajouter le chiffre deux après la centaine et pour cela, il lui faut tenir les 364 jours à venir.
« Si cet idiot nous sort d’affaire », fulmine-t-elle sans lâcher la clope qu’elle serre entre ses lèvres et dont la fumée rabattue par l’allure lui pique les yeux. Cette cigarette ainsi que la crainte que son dentier ne valdingue hors de sa bouche à cause des secousses, lui évite de brailler sa peur et sa vindicte envers son chevalier servant. Ses lèvres restent donc hermétiquement closes.
Avant que tout cela n’arrive, le coureur discutait avec une jeune fille brune aux cheveux hirsutes, Anaïs Eudes, jeune vitrailliste comme lui, originaire de Cologne, qui lui disait :
— Tu veux pas aller sur un banc ?
— Tu rigoles ! Pour risquer de me prendre un ballon sur le nez, me scratcher sur une borne d’incendie, casser la roue de mon skate, m’étaler sur le sol en cassant mes lunettes, ne plus rien voir, traverser la rue à l’aveuglette pour héler un taxi pour rentrer chez moi y chercher ma paire de secours et me faire écraser avant ?
— Mais… t’as pas de skate !
— Dans ce cas, pourquoi aller sur un banc ?
— Pour prendre l’air ! Il fait étouffant, ici !
— Prendre l’air ? L’atmosphère est saturée d’acariens, d’oursons d’eau et autres bestioles. T’as plus de chance d’attraper une saloperie dehors qu’en restant chez toi. Merci, non ! Et puis je dois pousser le fauteuil de Madame Rosenstrauch !
C’est à cet instant que, dans le brouhaha ambiant de la fête, le smartphone du jeune homme s’était mis à vibrer lui indiquant l’arrivée d’un SMS. Le message disait :
« Rendez-vous dehors, j’ai une surprise pour Madame Rosenstrauch ! »
Sans cérémonie il avait déposé son assiette de petits fours sur les genoux de la centenaire et ils étaient sortis voir de quoi il s’agissait en poussant le fauteuil roulant de la reine de la fête. Dans la rue, Léto, dit le Toc, piochait tranquillement à l’aide d’une fourchette les gourmandises de son assiette quand il vit qu'un individu en combinaison noire, juché sur une moto noire, leur tirait dessus.
Lâchant aussitôt sa fourchette et son assiette débordante de petits fours, ils prirent jambes et roues à leur cou pour éviter les balles.Maintenant, la chaise surgit à l’angle d’une rue en versant dangereusement sur un côté. Les yeux de la vieille dame sont exorbités.
Léto court si vite qu’il est au bord de la suffocation. Ses chaussures à fines semelles, auxquelles il n’est pas habitué, le font glisser. Le designer italien qui les a conçues n’a pas prévu ce modèle pour une telle activité. Le jeune homme tombe sur un genou, se relève aussitôt et reprend sa course en ahanant car les roues sont gênées dans leur progression par la neige. Sa respiration bruyante fait se retourner les passants qui s’écartent prestement sur son passage. Les plus lents tombent sur le trottoir enneigé, bousculés comme des quilles. Malgré sa course folle, il se retourne pour tenter d’apercevoir au-dessus des têtes s’il distance son poursuivant.
Soudain, une maman sort d’une boutique de vêtements pour enfants en poussant fièrement devant elle un gros landau de forme ancienne, dans lequel dort douillettement son nouveau-né enseveli sous des couvertures roses.
« Une fille », suppute le sprinter hors de propos.
Le fugitif n’a pas d’autre choix pour l’éviter que de faire effectuer au fauteuil roulant un dérapage contrôlé, faisant basculer sur les deux roues arrière le fauteuil et son contenu pour descendre le trottoir, sous l’oeil effrayé de la mère et admiratif des badauds, devant cette prestation rapide et précise. Le fugitif, très grand, transpire abondamment malgré le froid intense de ce milieu de matinée. Il sait qu’il ne tiendra plus très longtemps. Alors, il crie à pleins poumons :
– Aidez-moi ! Prévenez la police !
Apeuré, un témoin plus attentif que les autres distingue le sang qui coule de son bras en marquant la neige d’une ligne en pointillé. Électrisé par la peur bien réelle qu’il perçoit dans la voix du coureur, il s’empare de son portable et compose fébrilement le 18. Soudain, la puissante moto au moteur presque silencieux arrive à grande vitesse dans la rue bondée d’une foule festive à la recherche des cadeaux à mettre sous les sapins de Noël. L’homme au téléphone voit, comme au ralenti, le pilote se redresser sur « l’abdomen » de l’engin et, tout en pilotant d’une seule main, faire pivoter son buste en levant son bras libre terminé par une arme à feu dans la direction des fuyards. Un bruit ressemblant étrangement à celui d’un pétard de fête de 14 juillet retentit. Un hurlement strident rend ses esprits au témoin. Il se retourne et voit le coureur allongé face contre terre. Immédiatement, l’homme au téléphone se tourne vers la satanique moto qui disparaît déjà au loin. Il annonce au standard de la police tout en se précipitant vers la victime :
— On vient de tirer sur un homme, je crois bien qu’il est mort.
EXTRAIT N°2
Patience, Léto compte
Il n’est pas bon pour une mère d’avoir un fils convalescent à la maison. Et si en plus, il est bourré de TOCs…
— Lééééto… ? Tu peux venir une minute ? s’époumone Marie.
Ce dernier arrive dans la cuisine, tenant deux saladiers. L’un rempli de grains de riz et l’autre contenant une quantité moindre de cette même céréale. Tout en avançant, il marmonne des nombres.
Expirant un grand coup, pour conserver son calme, Marie lui montre l’état des placards vidés de leur contenu :
– Pourquoi les tablettes de chocolat noir que je réserve pour les gâteaux sont-elles toutes ouvertes ? Il leur manque un carré ! Tous les paquets sont ouverts ! s’exclame-t-elle, effarée.
– Il y avait 18 carrés, j’en ai donc retiré un à chaque tablette, comme ça, tu as 17 carrés. Si tu en achètes d’autres, on reformera bientôt une tablette à 17 carrés.
– Et pour les paquets de riz basmati, et mes pâtes en coude, c’était quoi le problème ?
– Pour les pâtes, c’est bon, tu peux les remettre dans leur boîte. Il y en a 307 par paquet. Je suis en train de terminer de compter la dernière boîte de riz.
– Et tu vas faire ça à chaque fois ? Ça nous pose un problème de conservation, tu ne crois pas ?
– Justement, je t’ai tout noté sur la feuille qui est sur le bar. J’ai tout vérifié : les Krisprolls, les cubes de bouillon, les bocaux d’asperges, fonds d’artichaut… Pour le sucre en morceaux, j’ai un problème, il y en a 168.... Donc, désormais, nous prendrons du sucre en poudre. Ainsi avec cette liste, tu connaîtras les marques qui mettent un contenu impair d’aliments. On n’achètera plus les autres marques. Je voudrais terminer avec le riz, je peux y aller ?
– C’est bon, vas-y, répond sa mère effondrée devant sa cuisine dévastée. Je vais ranger, murmure-t-elle.
Elle se demande avec crainte ce qu’il va lui inventer demain. Dernièrement, il a effacé sous une fresque murale tous les carreaux de la cuisine. Le champ bucolique en arrière plan était très réussi, mais elle a moins aimé la colonie de lapins disséminés dans le pré. Léto les a tous représentés avec une seule oreille, borgnes et à trois pattes, histoire de faire plus impair ! Elle avait préféré, de loin, son idée de l’été dernier, qui avait consisté à ranger au millimètre toutes les armoires. Le résultat avait été spectaculaire.
Ce soir, c’est l’inverse, et elle est fatiguée. L’hiver est à peine entamé et il promet d’être rigoureux. Elle n’aime pas ces journées courtes. Elle préfère l’été, de loin.
« Je ne dois pas me plaindre. Il est en bonne santé, il excelle dans son métier et là, au moins, tout le monde l’aime et le respecte. »
Cette pensée lui rend le sourire et lui donne le courage de tout nettoyer.