Dieu ou Diable ? Extrait du chapitre 1 -
Extrait du chapitre 1
À l'hôpital Marie-Madeleine, le docteur Jacques Henry se félicite de terminer son service dans dix minutes. Il pousse un gros soupir de résignation lorsque son nom est appelé au micro. Il a trente-cinq heures dans les jambes et il est épuisé. Lorsqu'il était étudiant, il supportait ce stress, il en redemandait même. Mais aujourd'hui il a cinquante-six ans. Si sa passion de soigner l'habite toujours avec autant d'ardeur, les règles qui régissent la bonne marche d'un hôpital ne sont plus les mêmes : effectifs réduits, budgets grignotés, toujours plus de tâches administratives. Le même refrain, sans solution. Tout cela le fait se réjouir d'approcher d'une retraite bien méritée. Le médecin se hâte dans les couloirs. Arrivé au bloc des urgences, il trouve les ambulanciers, qui lui présentent un résumé sommaire mais précis des fonctions vitales de la malade et les circonstances dans lesquelles elle a été découverte. Le docteur Jacques Henry, malgré toute sa longue expérience, a un hoquet de surprise en découvrant cette femme vivante mais amputée des deux bras. Une profonde tristesse l'assaille :
« Comment va-t-elle désormais se débrouiller dans son quotidien ? »
Pour effacer son émotion, il se met rapidement en mode automatique. Lançant à ses assistants une liste d'analyses à effectuer, il accomplit dans un même temps, les gestes pour maintenir les fonctions respiratoires de la patiente. Une infirmière décide d'ôter le drap d'aluminium qui recouvre les jambes de la patiente, pour la placer sur un lit. Trois autres collègues s'approchent pour l'aider dans sa manoeuvre. Leurs yeux s'écarquillèrent de surprise, et l'une d'elles interpelle son chef :
- Docteur, venez voir !
En une fraction de seconde, il analyse la situation et s'exclame d'une voix sèche :
- Ne la touchez pas !
- C'est contagieux ? demande une jeune interne, pas encore tout à fait blindée.
- Les analyses nous le diront, mais je suis presque sûr que non. En revanche, si on la soulève, ses jambes resteront sur la table, termine-t-il d'un ton lugubre.
Le personnel autour de lui reste figé à cette annonce. Le docteur Henry s'approche des épaules de la patiente. Il constate qu'elles sont coupées net à leur articulation comme s'il manquait les bras à un mannequin de vitrine. Il note que les chairs sont boucanées, noires et durcies. Il n'observe pas d'odeur fétide. L'endroit est comme desséché, un peu comme si une lame chauffée à blanc avait cautérisé les plaies. Aucune hémorragie. D'un ton sec, il ordonne à la ronde :
- Trouvez-moi immédiatement les antécédents de cette femme, ce qu'elle a fait ces dernières heures. Pareil pour ses proches, son mari, son lieu de travail. C'est compris ?
L'infirmière restée auprès de la femme pour surveiller son état, constate que le pouls faiblit dangereusement. Ses yeux d'un jaune maladif s'étaient encore davantage enfoncés dans leur orbite. Son nez, à la différence du reste du visage, est étrangement blanc comme de l'albâtre. Soudain, la malade arque son dos sous la terrible souffrance, puis s'effondre sur le matelas. C'est fini. L'infirmière à son chevet pousse un long soupir, note l'heure du décès sur sa tablette, puis remonte le drap sur le visage de la défunte.
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Au même instant, au bloc de neurologie d'un autre hôpital, l'époux Lepignon donne tous les signes d'une crise d'épilepsie à son paroxysme. La crise terminée, l'homme semble harassé. Depuis son admission, les soignants ont vu avec stupeur que ses jambes parcourues de veines et de varicosités au début, sont à présent noirâtres jusqu'aux genoux. Lors de sa crise, les deux membres ont cassé net comme du verre. Le personnel soignant, pourtant aguerri à toutes les laideurs de la maladie, n'a pas pu s'empêcher de pousser un cri unanime à la vue de ce brusque événement. Comme si ce n'était pas suffisant, une odeur nauséabonde a soudain assailli leurs narines. Une infirmière affolée, montre au responsable du bloc ce qui en est la cause.
- Il vient de faire sur lui !
- On dirait qu'il a la diarrhée, répond son chef, totalement perdu devant tous ces symptômes qui, reliés entre eux, ne lui indiquent pas de quoi souffre son patient.
Totalement affaibli, M. Lepignon meurt en quelques secondes sous leurs yeux.
Temps écoulé entre son admission et son décès : deux heures.