Jeudi 1er août, 10 h 00 – Santenay, Bourgogne (Côte-d’Or). ….

« Comment t’appelles-tu, petit ? »

L’enfant trouvé sur les lieux, nu et totalement chauve, reste obstinément muet. Il a environ six ans, un air sérieux et il observe les adultes. Impuissante face à son mutisme, l’assistante sociale convoquée sur les lieux soupire, résignée, l’enveloppe dans une couverture et l’emmène hors de la pièce.

« Qu'un stagiaire l'accompagne, lance le commissaire à son adjoint, et qu'il ne lâche pas le gosse d'une semelle jusqu'à ce qu'il parle. Et qu'il ne se laisse pas emmerder par la Mère Thérésa (c'est comme ça qu'il appelle les assistantes sociales), elles sont là pour nourrir le gosse, pas pour lui faire la noël tous les jours... compris ?

— Oui patron. »

Le commissaire se retourne vers la scène de crime et demande :

« Qui l’a trouvée ? »

Cette question désigne la victime et non l’enfant. Mort, crime, homicide, meurtre... Ces mots captivent le public sans toutefois l’effrayer. Qui s’interroge vraiment sur la mort, de nos jours ? D’une chaîne d’info à l’autre, lors d’une catastrophe, les journalistes se trompent d’une dizaine sur le nombre de morts, sans s’émouvoir. Pourtant, la différence est bien concrète pour les proches. Ces noms communs, abstraits pour le public, revêtent tout leur sens aux yeux du policier qui côtoie leur triste réalité trop souvent. La mort a une soeur : définitive. Un cœur battait, du sang circulait puis l’arrêt. Aucun ressort ne peut faire redémarrer la précieuse machine qui produisait la vie.

« La gardienne, répond Khalil, son jeune adjoint. »

Le commissaire Pablo Saint-Georges enfonce sa fausse main gauche, une prothèse en titane, dans la poche de son imperméable. Le vêtement est une véritable étuve par cette chaleur. En sueur, il se demande pourquoi il le porte, vu qu’une goutte de pluie sur cent atteint le sol. Toutes les autres, à cause de la vitesse, sont aplaties et éclatent en gouttes plus petites qui elles-mêmes vont encore se scinder, pour finalement rester suspendues dans l’air. Irrité, il le retire et le jette sur son épaule. De sa main droite, il se frotte un sourcil. Il promène un regard désabusé, presque blasé sur la pièce, et bâille largement. Plutôt grand et mince, arborant de longs cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, son look détonne dans la hiérarchie policière. Il est vêtu en permanence d'un pantalon de toile à poches multiples et d'une chemise à carreaux ouverte sur un tee-shirt. Été comme hiver, il est chaussé de sandales italiennes en cuir tressé et ne consent à porter un costume et une cravate que pour aller à la préfecture ou au ministère à Paris, quand il ne peut pas faire autrement. Brièvement, le commissaire détaille la silhouette de la jeune femme allongée sur le carrelage du coin cuisine. En professionnel compétent, il a déjà répertorié bon nombre d’éléments sur la victime par simple observation. Le type de l'identité judiciaire fait ses relevés sur des écouvillons qu'il place dans de petits sachets plastiques à sceller sur lesquels il marque aussitôt la nature du prélèvement effectué. Dans sa tête, le commissaire dresse, sans s’en rendre compte, un profil plausible de la victime : jeune fille de province qui débarque dans une autre province, vivant seule, discrète, sans petit ami. Premier emploi comme comptable, premier petit salaire. Trop tôt pour mourir ! La visite des lieux est brève car il n’y a qu’une pièce. À voir les modestes meubles proprets, chacun à sa place, il se dit que c’est sûrement la première fois que la victime, Élodie Monceau, volait de ses propres ailes. Elle copiait sa mère, sans doute bonne ménagère. Il est évident qu’elle s’est débattue. Ses vêtements sont en désordre et son coquet chapeau de soleil a été éjecté loin de ses cheveux bruns frisés décoiffés. Le policier pousse un soupir en visionnant les dernières statistiques : 75000 viols cette année, 11% déclarés, 10% commis par une connaissance. Le commissaire revient à la victime. Les boutons de son chemisier sont toujours en place, le zip de sa jupe également. À priori donc, il ne s’agit pas d’une tentative de viol. Le légiste le confirmera.

« Si un détraqué a pris la peine de la tuer, et s'il ne l'a pas fait pour lui voler ses bijoux ou son argent, bizarre qu'il n'en ait pas profité pour faire sa petite affaire. Est-ce un criminel « d’occasion » ou « d’habitude » ?

Les gens ne se méfient jamais assez de la première catégorie qui comptabilise 90% des meurtres. Ou alors…C’est une tueuse... »

« Ce devait être une personne discrète, reprend le médecin légiste.

— Et pourquoi ça, demande Khalil dubitatif.

— Parce qu'elle n'a pas les lobes percés, affirme l'expert. Aucun signe visible de coquetterie, genre piercing ou bijou clinquant, affirme l’expert. Une fille toute simple.

— Ma mère n’a pas les lobes percés et pourtant ce n’est pas la discrétion qui l’étouffe, regrette Khalil. »

Lors de leur enquête de routine, les policiers vont très certainement découvrir auprès de ses collègues de travail qu’elle n’avait pas d’ennemis. Pourtant elle doit au minimum en avoir un, sinon ils ne seraient pas là. Remarquant des cookies Nestlé cuisinés récemment et disposés sur un plateau, Pablo se demande si la victime attendait quelqu’un ou si les gâteaux étaient destinés au petit. Son fils ? Pablo en doute. Le légiste vient de lui confirmer qu’à voir sa mâchoire et à moins d’avoir absorbé une substance quelconque, il écarte d’emblée l’hypothèse du suicide. Le capitaine Khalil de Perret, le bras droit du commissaire, avale la dernière goutte du café obligeamment servi par une voisine, avant de répondre à son supérieur :

« Mme Hortense Gonzales, la gardienne, l’a découverte dans la matinée. Elle t’attend en bas.

— Pourquoi elle ?

— C’est un collègue qui l’a appelée inquiet de toujours tomber sur sa boîte vocale. Il lui a raconté que la victime devait faire ce matin une présentation à leur boss d’un nouveau logiciel comptable. »

Pablo a de l’affection pour le jeune policier qu'il a vu sortir de l'école et arriver comme stagiaire. C'est le seul de ses collaborateurs pour lequel il ressent quelque chose. Les autres l'indiffèrent ! Non pas qu'il soit inhumain mais il a appris à se méfier des subordonnés trop ambitieux qui n'hésitent pas à vous mettre des bâtons dans les roues pour ensuite vous regarder vous planter. Châtain aux yeux couleur noisette, Khalil est de taille moyenne. D’un physique sec et nerveux, Il est toujours vêtu d'une chemise à manches longues unie qu'il porte par dessus un jean. Sa mère se charge, chaque jour, de la déclinaison de leur couleur: blanche, bleu clair, bleu foncé, rose, violette, fuchsia ou noire. Aux pieds, il porte invariablement des Converse blanches montantes. Il doit l’originalité de son prénom à sa mère, lectrice assidue du magazine Elle, rubrique Comment l’épouser. Elle y avait appris, peu avant sa naissance, qu’il signifie « ami fidèle ». Elle n’a retenu que la partie « fidèle » du nom et en mère prévoyante, elle avait voulu qu’il soit fidèle à sa future femme pour lui éviter plus tard des ennuis. Pablo aime sa droiture et son enthousiasme. Le commissaire fait montre d’indulgence envers le quasi-fanatisme de son jeune collègue pour toutes les nouvelles technologies qui vont de pair avec le métier mais le laissent, lui, particulièrement indifférent. Pour comprendre les rouages de la nature humaine, nul besoin de technologies. Cependant, il doit admettre que son second pose souvent le doigt sur des petits détails qui, par la suite, se révèlent pertinents. Et son esprit technique l’a souvent aidé à trouver de meilleures pistes, plus crédibles pour faire aboutir leurs enquêtes. Ils sont complémentaires et leur réussite y trouve son compte. Il répond avec lassitude :

« C’est bon, j’irai la voir. »

Il ne peut réprimer un nouveau bâillement. Pas eu le temps de boire un café avant de partir de Dijon. Ce détail, la pluie fine qui n’en finit pas et le réveil brutal ont pour résultat de lui ôter toute énergie. Hier, il a eu quarante-cinq ans. Anniversaire qu’il a célébré seul devant une barquette de lasagnes surgelées, en compagnie d’une bouteille de whisky, sans compagne à ses côtés. Il se dit qu’avec une main en titane, si réussie soit-elle, il ne risque pas de séduire une femme. Encore moins avec sa gueule brûlée. Lui-même ne veut plus se regarder le matin dans un miroir. Il y voit ce qu’un sculpteur cancre aurait maladroitement déposé sur sa joue et son oreille gauche ainsi que sur le haut du cou, des boudins de glaise boursouflés et rougeâtres. Cette vision renforce sa mauvaise humeur. Il se sent las.

« Et le petit ? C’est son fils ? dit-il sans y croire, en jetant un œil au rapport préliminaire dressé par la gendarmerie, arrivée sur les lieux avant eux. ».

— D’après les premiers éléments de l’enquête, non. Il n’a jamais été vu dans l’immeuble, ni dans le quartier. Il était là, debout, nu, dans le studio fermé à double tour. Depuis, l’assistante sociale tente de le faire parler. En vain.

— J’espère pour lui qu’il n’a pas assisté à toute la scène à l’instar des 142 mères tuées l’an dernier par leur mari ! Que l’un de nos gars cherche du côté des enfants disparus. »

Souvent, Pablo se demande pourquoi une fourmi plutôt qu’une autre naît près d’un ruisseau se verra impitoyablement noyée lors d’une crue. Ou pourquoi un chat et pas un autre, tombe sur un propriétaire sadique.

« C’est pareil pour les gosses ! Va savoir pourquoi tu atterris dans la mauvaise famille ? »

Saint-Georges n’élimine cependant pas la possibilité d’un meurtre perpétré par un enfant. C’est rare mais ça existe, malheureusement. Parallèlement, il se demande si la victime ne serait pas rentrée chez elle avec l’enfant.

« Le connaissait-elle ? Faisait-il l’aumône ? Le sentait-elle menacé ? A-t-elle voulu le cacher ? De toute évidence aucun enfant ne vivait ici. Alors, pourquoi était-il ici et sans vêtement ? »

« C’est tout de même étrange, dit Khalil, en montrant de la main un nombre important de bouteilles en verre décorées du célèbre logo blanc sur fond rouge. Une overdose de Coca- Cola ? Pourquoi en a-t-elle bu autant ? C'est vrai qu'il a fait très chaud ces derniers jours et que la nuit a encore été torride mais quand même...

— Accumulation de bouteilles bues en plusieurs jours ? Vérifie ses dépenses par carte bancaire, demande Pablo.

— M’étonnerait, rétorque Talloz, le légiste, à la remarque de Khalil. »

Il se remet debout tout en ôtant ses gants. « Regardez comme son estomac est gonflé. Et, pourtant, sa vessie est vide. Je le vérifierai mais j’en suis presque sûr.

— Alors… ? le pousse le policier qui n’a ni l’envie ni le temps de jouer aux devinettes à cette heure.

— Alors… je pense que quelqu’un l’a forcée à boire toutes ces bouteilles. »

Pablo fait un rapide calcul et il n’en dénombre pas moins de vingt-huit.

« Combien de temps cela prend-il de faire ingurgiter de force autant de liquide ? »

Le policier imagine sans mal le calvaire de la jeune fille.

« Et s'il s'agissait d'un bizutage ? Ou d'une soirée entre collègues, un peu trop arrosée, un jeu qui tourne mal... ? »

« Avec quoi ? demande-t-il en fourrageant dans les meubles de cuisine pour cacher son malaise, à la recherche d’un entonnoir, qu’il ne trouve pas. »

« Ton imagination te perdra ! », lui disait sa mère en se prenant la tête entre les mains, quand il était petit. Il ignorait encore qu’il serait policier. C’est pourtant grâce à cette imagination qu’il réussit depuis vingt ans à tordre les événements, à tourner et retourner les indices, pièce par pièce, comme dans le jeu de Tangram, cette sorte de puzzle chinois dont les éléments permettent de former différentes silhouettes, pour en faire une figure révélatrice. Cette faculté l’aide à comprendre comment le meurtrier en est arrivé là.

« Pas la peine, dit le légiste, qui devine ce qu’il cherche ! Il n’en a pas eu besoin. »

Du doigt, il désigne la bouche anormalement ouverte de la victime :

« Sa mâchoire est décrochée. Après ça, dit-il lugubre, vous pouvez toujours courir pour refermer la bouche. Il vous faut un spécialiste.

— C’est arrivé un jour à ma sœur, s’exclame Khalil. J’ai dû l’accompagner aux urgences. Je ne vous dis pas la tête qu’elle avait !

— Faut-il de la force ? Être tout seul ou à deux ? s’impatiente Pablo à l’adresse de Talloz, tout en jetant à son bras droit un regard bleu glacial, lui intimant de se borner à l’enquête au lieu d’évoquer des souvenirs.

— Pas nécessairement, répond le médecin, songeur, en regardant le corps sans vie. La victime s’est débattue. Ses ongles arrachés le prouvent. Pourtant, je n’observe aucun hématome montrant qu’il ou elle a été obligé(e) de l’assommer pour accomplir son geste.

— C’est douloureux ? demande le policier.

— Terriblement, dit le légiste en se pinçant les lèvres. Mais, bon, soupire-t-il, j’en découvrirai davantage en l’autopsiant.

— Dans ce cas, la victime a dû crier. Khalil, tu vérifieras si les voisins ont entendu une bagarre.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un mourir d’avoir trop absorbé de liquide !

— Fais analyser toutes les bouteilles, le coupe son chef. Recherches toxicologiques poussées. Je ne veux rien négliger.

— Étrange méthode pour tuer, s’obstine Khalil, faisant mine de ne pas remarquer le regard désapprobateur de Pablo.

— Et drôle de façon de mourir, dit doucement le médecin, fasciné par cette mort étrange. »

« Et si on avait à faire à des mecs d'un mouvement anticapitaliste qui ont mis en scène un meurtre en utilisant comme arme le symbole de l'ultra consommation ? se demande le commissaire. Mais alors pourquoi elle ? Vu sa morphologie, elle n'a pas l'air d'être une accro aux fast-foods ! »

« Voyez avec le SDIG si on a des anticapitalistes activistes dans le coin, demande Pablo.

— Stop ! hurle soudain Khalil à l’adresse d’Antoine Joly, brigadier de son équipe dijonnaise, qui vient d’apparaître et s’apprête à ramasser de la monnaie tombée près d’une chaise. Trop tard !

— Je t’ai déjà dit de mettre tes gants, bon sang !

— Mais il fait trop chaud pour mettre des gants, rouspète Antoine honteux comme un enfant pris la main dans le sac à bonbons.

— Je m'en fous, rétorque Khalil excédé, il y a une procédure à respecter ! »

Le fautif repose vivement les pièces sur une table avant de sortir.

« Bon, soupire Pablo, en pointant son menton vers le corps. Si vous avez terminé, embarquez-la. Toi, Khalil, tu me fais une vidéo de la scène et, seulement après, tu fouilles. Tu remets tout en place ensuite. »

Dans le couloir, deux autres adjoints attendent les ordres :

« Toi, tu questionnes les voisins, les amis. Je veux tout savoir de ses dernières heures. Qui elle a vu, ses relevés téléphoniques et bancaires. La routine, quoi ! Toi, dit-il au second, tu te concentres sur son lieu de travail : patron, employés. Avait-elle une mission particulière, des collègues jaloux, son patron pour amant ? S’il le faut, élargissez votre enquête aux commerces. Moi, dit-il en s’éloignant, je vais voir la gardienne. »

« J’espère qu’elle aura tenu le choc et qu’elle sera à même de me préparer un café. Ensuite, l’enfant. »

Une autre partie de son cerveau toujours en alerte s’interroge sur le mobile du meurtrier. Parvenu sur le lieu du crime, vierge de toute trace de sang, presque paisible vu l’ordre y régnant, nonobstant ces étranges bouteilles de verre éparpillées sur le sol, il a immédiatement su que cette affaire, en apparence simple, allait lui donner du fil à retordre. Mais il ne se décourage pas :

« Quand un homme commet un crime, Dieu trouve toujours un témoin. »

Dehors, Khalil observe le ciel. La pluie s’est enfin arrêtée. Quelques policiers contiennent les curieux qu’ils retrouvent immanquablement sur toutes les scènes d’homicides. En se dirigeant vers son véhicule, son regard accroche une Renault 4 L cabossée. La silhouette à l’intérieur semble l’observer tout en se dissimulant à la vue du policier. Intrigué, Khalil accélère le pas dans sa direction. Le voyant s’approcher à vive allure, le conducteur met précipitamment le contact, déboîte avec brutalité et accroche le pare-choc du véhicule stationné devant. Il fonce sur le capitaine qui, yeux écarquillés, n’a que le temps de plonger entre deux motos, comme on le voit faire souvent par les héros dans les films d’action. Mais à l’inverse des acteurs, lui n’a pas de matelas pour amortir sa chute !

« Putain d’enfoiré ! »

Retrouvant ses clefs tombées sur le trottoir, le policier saute sur le siège de sa voiture et se lance à la poursuite du fugitif. ... Retour à l'Accueil