Extraits Meurtres en Inéquation

 

Le motard en uniforme bleu n’en croit pas ses yeux ! Il se retourne vers son collègue et fulmine :

– Pour qui se prennent-ils ?

Deux énergumènes avec une Harley Davidson modèle Super Glide Chopper sur laquelle ils étaient juchés venaient de battre tous les records sur les radars. Il n’a eu que le temps d’apercevoir à l’arrière une sorte d’immense champ de fleurs imprimé sur une blouse et, à l’avant, un nain aux bras levés comme les victimes d’un hold-up à cause du ape hanger, le guidon en hauteur de la Harley. La passagère se cramponne difficilement. L’ensemble zigzague dangereusement, à 120 kilomètres heure dans les rues de la capitale. Sans casque, bien sûr. Se ressaisissant, furieux, le policier décide de prendre en chasse ces drôles d’individus en laissant à l’autre représentant de la force publique le soin de surveiller le radar. La puissance de la moto des forces de l’ordre, alliée à l’agilité de son conducteur, arrête la course folle. Mais au lieu de tomber, comme il s’y attendait, sur deux jeunes rigolards éméchés, le policier a la surprise de se retrouver nez à nez avec deux octogénaires. Le conducteur est aussi large que haut, sa passagère, échevelée, tremble dans sa blouse.

« De quelle maison de retraite se sont-ils échappés ? »

Le policier les apostrophe, malgré tout un peu calmé par leur âge et un brin interloqué :

– Veuillez décliner votre identité, me montrer vos papiers, permis, carte grise de votre engin de mort et, surtout, expliquez-moi pourquoi vous roulez sans casque à une telle vitesse… à votre âge, ose-t-il ajouter.

Les deux vieux se regardent, pétrifiés, puis se mettent à parler en même temps.

S’ensuit une cacophonie rythmée par des « peuchère » et des « Bonne Mère », au milieu desquels le policier est ébahi d’entendre des formules mathématiques. Au mot « pendaison », il devient inquiet, mais pas autant que les deux qu’il vient d’arrêter, qui sont véritablement affolés. Puis la femme lui hurle :

– Mais puisque je vous dis qu’il s’agit d’un kidnapingueuh ! ! !

Tout d’un coup il semble comprendre, saute prestement sur le conducteur de la Harley et lui passe les menottes. Le petit homme se démène comme un beau diable, la femme psalmodie maintenant des « peuchère, Bonne Mère » et rien ne semble pouvoir la faire taire. Elle doit être en état de choc après s’être fait enlever et, vu son accoutrement, les raisons de ce kidnapping ne sont pas financières. L’agent des forces de l’ordre décroche son téléphone pour appeler les pompiers, sans quitter du regard le vieil homme qu’il considère comme un pervers de la pire espèce. Des fenêtres commencent à s’ouvrir et sur le trottoir l’attroupement des badauds grossit. Il faut quand même qu’il calme les deux qui continuent à tenir des propos incohérents.

« Et s’ils s’étaient enfuis d’un hôpital spécialisé, et non d’une maison de retraite ? »

L’idée lui parait plus réaliste mais en même temps plus inquiétante. Il est en train de prendre son courage à deux mains pour tenter de hurler un« stoppppppppp » tonitruant lorsqu’une voiture banalisée, mais munie d’un gyrophare sur le tableau de bord, se gare à leurs côtés. À la vue du conducteur, le policier se met au garde-à-vous. Les passagers de la Harley se précipitent, la femme pleurant et hoquetant, le vieil homme tirant nerveusement son pantalon vers le haut. Voyant que sa compagne d’infortune ne peut parler, il prend une grande inspiration, montre ses menottes et annonce la mauvaise nouvelle :

– On les a perdus !

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Dimanche

10 heures

Yann vient d’ouvrir la fenêtre de son bureau au troisième étage d’un immeuble particulier pour souffler un peu. C’est la toute nouvelle annexe de son service, consacré à la recherche des personnes disparues. Parfois son métier lui pèse, tant il côtoie de détresse. Il observe, amusé, les deux vieilles sur le banc, place des Ternes.

« On dirait Laurel et Hardy version féminine ! »

La Laurel, fine comme un fil de fer, assise le dos bien droit dans un joli tailleur gris perle coupé à l’ancienne mode. Elle porte un corsage bleu ciel, à ce qu’il lui semble. Ses cheveux très blancs sont serrés en un coquet chignon, le tout surmonté d’un minuscule canotier en paille, cintré d’un ruban rouge. Il ne lui manque que les gants blancs. Pour tricoter, ce n’est sans doute pas très pratique. L’autre femme aurait pu par sa grande taille et sa corpulence faire verser le banc si ce dernier n’eût été vissé au sol. Coupe à la sauvage, cheveux poivre et sel et de larges oreilles décollées. S’y ajoute une horrible blouse à grosses fleurs aux couleurs criardes, en nylon sans doute.

« Je me demande pourquoi les vieilles femmes adoptent toujours, dans n’importe quelle partie du monde, une blouse en nylon et à fleurs ? Les plus laides possible, les fleurs. »

Les mollets de la Hardy sont gros et recouverts, malgré la douce chaleur, de bas de contention épais qui s’arrêtent sous les genoux. Aux pieds : des charentaises déformées. Soudain, l’envie le prend de descendre leur dire bonjour, mais la sonnerie du téléphone le tire de son observation.

– Commandant Agipa, j’écoute.

– Capitaine Alphonse, patron. J’ai en ligne le docteur Lemercier, de l’hôpital Necker. Il dit qu’il a eu un cas bizarre cette nuit. Je préfère que vous l’écoutiez. Je vous le passe ?

– O.K. S’il vous plaît, Alphonse, pouvez-vous me trouver du jus de pamplemousse ? Je ne connais pas bien le quartier, et je n’ai pas eu le temps de faire les repérages.

– Jaune ou rose ?

– De quoi ?

– Les pamplemousses ! Vous savez, ils n’ont pas le même goût ! Personnellement…

– Rose, s’il vous plaît, le coupe Yann, qui ne veut pas faire attendre plus que nécessaire son interlocuteur.

– Va pour le rose, c’est le meilleur ! s’enthousiasme Alphonse. Je vous passe le docteur.

– Allô ? La voix est joviale.

– Bonjour, docteur ! Commandant Agipa. Que puis-je pour vous ?

– Agipa ? Il est où le vieux ?

– Mort, justement, car il était vieux ! Le coeur a lâché.

– Oh ! Veuillez m’excuser. Je l’ignorais, dit la voix tristement. On se voyait de temps en temps, il trichait aux dames. C’est arrivé quand ? Je l’aimais bien, vous savez !

– Désolé, articule Yann. Je ne savais pas que vous connaissiez mon prédécesseur.

Pour cacher son émotion, le docteur change de sujet.

– Un coeur de vingt ans peut lâcher aussi, vous savez ? Tenez…, j’ai même un exemple…

– Docteur, on m’a dit que vous aviez eu un cas spécial cette nuit. Tellement spécial que vous avez voulu en faire part à la police. Je vous écoute.

– Ah oui, la fillette ! Quelle tristesse... Le ton est indigné.

– Comment peut-on frapper un enfant ? Cela me dépasse ! Vous auriez vu dans quel état elle se trouvait !

– Lequel ? demande Yann en ouvrant son bloc afin de prendre des notes.

– Deux côtes cassées, lèvre inférieure ouverte, deux incisives déchaussées, crâne ouvert à deux endroits : à l’arrière et la tempe gauche… Il continue la liste écoeurante.

–… Poignet fracturé, d’importantes ecchymoses sur le dos et les épaules. La pauvre. C’est vraiment triste et lamentable de faire subir cela à un enfant !

Yann entend la haine légitime monter dans la voix du docteur.

– J’attends les résultats de son IRM. Je ne veux rien négliger, ajoute t-il.

– Je vous comprends, c’est affreux. Mais en quoi puis-je vous être utile ? Cela relève des affaires sociales, non ?

– Certes. Ils ont déjà été prévenus. Mais figurez-vous que cette enfant est inconnue de leurs services !

– Vous avez son identité ?

– Non, elle n’avait aucun papier sur elle.

– Elle avait un sac à dos, quelque chose?

– Non, absolument rien !

– Qui l’a trouvée ?

– Un couple qui venait de quitter un restaurant du côté de Montparnasse. Ils ont entendu des gémissements derrière une poubelle. Faut dire qu’au mois d’août, il y a beaucoup moins de voitures, sinon, ils n’auraient sans doute rien entendu.

– C’est exact. Je suis d’ailleurs surpris de pouvoir entendre les moineaux dans les arbres ! dit en souriant Yann. Mais, excusez-moi, je vous ai coupé.

– Bref, paniqués et voyant que ce n’était qu’une enfant, ils ont pensé à Necker. Elle est arrivée dans mon service aux alentours de 1 heure du matin.

– Mais pourquoi mêler la police à cette histoire ?

– J’y viens, répond Lemercier, le service social est formel, elle est inconnue chez eux. Elle n’est placée dans aucune famille d’accueil. Rien, le néant… Alors je me suis dit que votre service pourrait faire des recherches.

– L’enfant peut-elle parler dans son état ? Et si oui, que vous a-t-elle dit ? Avez-vous une idée de son âge... ?

– Oh là… ! l’interrompt le docteur sous la salve de questions. Non, rien, et peut-être…

– Mais encore ?

– J’ai l’impression, mais c’est juste une impression, n’est-ce pas commandant ? Si elle était dans un état normal, en bonne santé...

 Il semble hésiter à formuler sa pensée.

– Allez-y.. Quelle est votre intuition, docteur ? Je crois aux intuitions.

– Eh bien, j’ai le sentiment que cette enfant n’a jamais parlé.

– Mais comment pouvez-vous dire ça, puisque vous dites que son état l'empêche de s’exprimer ?

– Ha ! vous voyez, s’offusque Lemercier. Vous me forcez à dire le fond de ma pensée et puis vous démolissez mon idée.

– Je suis désolé. Développez.

Lemercier maugrée quelque chose que ne saisit pas le policier.

– C’est son regard !

– Qu’est-ce qu’il a, son regard ? Le ton du docteur a éveillé son intérêt.

– Justement ! s’emporte Lemercier. Et puis cessez de me couper ! J’ai du mal à assembler mes idées pour que vous saisissiez. Si vous l’aviez vue, vous comprendriez ce que je veux dire.

– Bon, pas de problème, docteur, je vous crois. Vous avez l’expérience, mais si cela est exact, cela nous complique la tâche, vous ne croyez pas ? Avez-vous une idée de son âge ?

– Je dirais entre sept et neuf ans.

– Pourquoi cette incertitude ?

– Oh, plusieurs raisons ! La fillette est très menue. Mais il peut s’agir d’hérédité, ou peut-être de son mode alimentaire, ou, encore, le résultat de mauvais traitements et, vu son état..., je pencherais plutôt pour cette dernière hypothèse.

Les deux hommes restent silencieux. Lemercier reprend.

– Elle dort pour l’instant, elle est sous calmant. À son réveil, ses côtes vont la faire souffrir. La pauvre, elle connaît déjà l’enfer à son âge.

– Bon, je vais voir ce que je peux faire. Pouvez-vous me faxer une photo d’elle, sa taille, signes particuliers…

– Pas de problème, je vous faxe tout ça dans l’heure, se ragaillardit le pédiatre, galvanisé à l’idée que quelqu’un, enfin, puisse faire du concret pour aider cette enfant.

– Je compte sur vous docteur, dès qu’elle se réveille, vous me contactez, n’est-ce pas ?

– D’accord, commandant. Et au fait…, bienvenue à Paris ! Vous jouez aux dames, commandant ?

– Je préfère les échecs, sourit Yann.

– Soit ! Cela fait longtemps que je n’y ai pas touché. Une partie un soir, ça vous dit ?

– Ce sera avec plaisir, répond sincèrement Yann. Je dois y aller docteur, j’ai malheureusement d’autres affaires sur le feu.

– Je comprends, à bientôt.

À l’instant où il raccroche, on frappe à la porte.

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